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Photo du rédacteurBéatrice Mora

"Les secrets de famille touchent jusqu'à trois générations"


Qu'est ce qu'un secret de famille ? Un non-dit à l'origine de bien des situations incongrues, dont le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron nous donne de multiples exemples, dans son ouvrage "Les secrets de famille", paru le 5 octobre.

Une femme, nous raconte-t-il, lui explique éprouver de l'angoisse à l'idée d'être enceinte et d'en mourir. Un peu plus tard, elle lui relate l'histoire du "petit chien qui avait avalé un parapluie", qu'elle entendait de la bouche de son père étant enfant. Le petit animal a, par mégarde, avalé l'objet. Lorsqu'il se met à pleuvoir, le parapluie s'ouvre, tuant le petit chien. Alors, le père termine son histoire par "pauvre petit chien ! ". Et se met à pleurer. En Espagne, à Barcelone, un parent oblige son fils à aller acheter du pain très loin de la maison, malgré la proximité d'une boulangerie, et le punit durement s'il désobéit.

Situations absurdes, et pourtant compréhensibles. La femme à l'histoire du "petit chien qui avait avalé un parapluie" apprendra, adolescente, que sa grand mère paternelle est morte en donnant la vie à son père. La seconde situation trouve quant à elle son origine dans une situation historique précise. "Pendant la guerre civile, le père de ce garçon appartenait au camp républicain, alors que le boulanger appartenait au parti franquiste. Après la guerre, l'animosité reste assez forte pour que ce père ne veuille avoir aucun lien commercial avec un membre du parti ennemi", explique Serge Tisseron. Interview.

Vous donnez de très nombreux exemples d'événements ou de situations menant à la création d'un secret au sein d'une famille (période historique traumatique, condition sociale, décès, naissance illégitime, viol...). On a finalement l'impression qu'il en existe un dans la majorité des familles ?

- Oui, et ce ne sera une surprise pour personne. Mais ces secrets sont plus ou moins graves, lourds et pesants, et le porteur du secret peut y penser plus ou moins souvent. Le secret n'a pas forcément une incidence problématique. Ce qui importe, c'est son poids pour son porteur et sa descendance, et la possibilité de pouvoir ou non en parler.

Vous expliquez que si l'instaurateur du secret s'en sort "plutôt bien", les conséquences de celui-ci se font surtout ressentir à la deuxième génération à cause de l'insécurité psychologique qu'il crée...

- Le porteur ne s'en sort pas si mal pour autant que ses blessures ne soient pas trop ravivées. C'est ce qu'on appelle un résilient. Malheureusement, si des personnes paraissent s'en être bien sorties, elles adoptent souvent des comportements étranges. Après un traumatisme, nul ne peut dire si quelqu'un s'en est bien sorti ou non, à moins d'être dans son intimité.

La deuxième génération est affectée dans le sens ou ces enfants sont soumis à des parents imprévisibles. Ils deviennent alors, souvent, eux-mêmes imprévisibles, avec toutes les perturbations sociales que cela engendre : des personnes peu fiables auxquelles il est difficile de faire confiance. De plus, ces enfants sont à la recherche d'explications et s'imaginent souvent bien pire que la réalité.

Vous décrivez également un impact à la troisième génération. Cela remet véritablement en question l'idée selon laquelle le temps apaise les blessures...

- Le temps efface les blessures mais à la mesure des alliances avec de nouvelles familles. Aujourd'hui, les gens voyagent, utilisent Internet, et se rapprochent donc plus facilement de personnes qui ont une histoire différente de la leur. Comme les couples élargissent leur éventail de choix, il y a moins de chance que l'enfant soit confronté au même traumatisme de façon double. Les choses étaient différentes par le passé, lorsque les gens se mariaient près de chez eux : le couple portait le poids d'une même communauté. La situation était alors plus difficile pour les enfants.

Selon vous, le fait d'aborder le secret avec un enfant dès son plus jeune âge peut mettre fin à cette transmission néfaste entre deux générations...

- Il faut aborder avec l'enfant seulement l'existence d'un secret, et pas son contenu. Dire qu'en effet, "Il y a eu un événement pénible", tout en précisant bien "Tu n'y es pour rien". Il est important de bien faire comprendre à l'enfant qu'il n'est pas responsable, car les enfants ont tendance à penser qu'ils sont le centre du monde aux yeux de leurs parents.

Plus tard, lorsque l'enfant est capable de formuler sa question et que le parent est capable d'y répondre avec la distance nécessaire, le secret peut être abordé, puisque le problème éventuel provient du manque de distance du parent, et de la charge émotionnelle. Il faut trouver un juste milieu entre le silence et un parent qui aborderait un secret avec son enfant dans le but de se soulager lui-même.

Mais peut-on vraiment tout dire au sein d'une famille ? - Tout est déjà dit. Aujourd'hui, via les journaux, la télévision et Internet, l'enfant développe une connaissance du monde qui lui permet d'imaginer toutes sortes de situation : des viols, des infanticides, des actes pédophiles...

Internet, justement, vient changer la donne. Vous donnez des exemples de personnes découvrant sur la Toile que ce qu'elles ignoraient ou qu'elles considéraient comme un secret était en fait accessible à tous. Si cette évolution paraît pour le moins violente...

- Les nouveaux médias nous confrontent constamment à la violence, quand les médias en général font constamment irruption dans notre intimité, tout comme l'intimité des autres fait constamment irruption dans la nôtre. La brutalité est devenue le régime général des médias.

Interview de Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste et auteur de "Les secrets de famille", par Audrey Salor

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