Ce texte a été écrit en avril 2015 par un de mes patients, chez lui, entre deux séances de thérapie. Il me l'a remis en me disant "d'en faire ce que je veux" et qu'il peut être utilisé dans le cadre de l'information que je dispense pour faire connaître ma pratique auprès du public. Il se déroule en 4 parties.
Nous sommes à l'été 1970.
Il règne une odeur de paille chaude et poussiéreuse. Machines et hommes ont travaillé dur toute la journée et ce soir c'est la fête au village (1). Sur la place le parquet (2) est déjà monté. Les musiciens installent leur sono et leurs instruments, accordéons, guitare, trompette, batterie, le testent et révisent ou découvrent des morceaux qu'ils jouent ensemble pour la première fois. Tango, paso, valse, cha cha, béguine, samba, madison, un peu de rock, il y en aura pour tous les goûts.Bien sûr la buvette est déjà installée avec les tables et les chaises. C'est la première chose qu'on met en place lors d'une telle soirée. Il a fait chaud aujourd'hui et la soif continue de titiller les papilles malgré tout ce qui a été bu. C'est là que les hommes débutent leur soirée. Il y en aura de la "viande saoule" ce soir. On y discute battages, rendement, cheptel, politiques d'incompétents qui ne connaissent rien au monde rural, subventions promises mais non encore accordées. Question couleur de peau, pas besoin pour ces hommes là d'aller se baigner et bronzer à la mer. Tous ont le "bronzage agricole" : bras bronzés jusqu'aux coudes, cou et nuques grillés par le soleil. Qu'iraient-ils faire à jouer les lézards la journée et dormir la nuit dans leurs "bouètes à gorets" (3).
Au fur et à mesure que le soir descend, le parquet se remplit. Les filles sont en toilette et les garçons portent encore la veste et la cravate, mais plus pour longtemps. Certains utilisent encore des pinces à cravates et des boutons de manchette. Les cheveux sont longs.
Les commères affûtent leur langue. Il y a du monde ce soir. Corollaire : beaucoup de confidence. Pour entrer sous le chapiteau, un coup de tampon sur le poignet. Paf ! paiement validé. Comme il y aura un autre bal demain, certains petits malins évitent de laver leur poignet. La marque du tampon resservira.
Des grands-mères ont fait suivre leur tricot. On ne perd pas de temps dans nos campagnes. Pour l'hiver prochain, on aura besoin de pull, de chaussettes, de gants, peut-être de layette. Pour ceux qui voudraient se gausser, rappelons que les défilés de mode sont en décalage de 6 mois par rapport à la haute couture.
Enfin le bal commence. Une noria de garçons se constitue : les garçons se rangent en file indienne et tournent autour de la salle pour inviter ces demoiselles. Plusieurs tours sont parfois nécessaires. il y a les timides, les matamores, les complexés, les jeunes barbus. les anciens disent que, pour favoriser la poussée de ce tendre duvet, "il faut lui appliquer tous les jours du caca d'oiseau", fine plaisanterie qu'ils referont à la prochaine occasion. La prunelle des "victimes" lance alors le message "pauv' type" surtout si une fille est présente lors de la remarque. Certains regardent à peine les filles qu'ils invitent, ou alors les fixent comme une couleuvre hypnotisant sa proie. regards directs ou fuyants, expressifs ou amorphes espérant que la fille convoitée ne sera pas partie avec un rival.
(1) : La fête au village- Les Musclés font une grosse fête sans les femmes-
(2) : Le parquet de danse est une structure constituée d'une grande toile de tente dont le sol a été recouvert de planches permettant de danser.
(3) : Boîte à cochons = Caravanes
Les filles sont assises et reluquent celui qu'elles voudraient bien comme l'élu de leur cœur et à qui elles enverront tous les jours de la semaine des lettres parfumées dégoulinantes de mots leur assurant d'éternelles amoures.
Et c'est parti ! La noria se met en branle. on change de partenaire à chaque morceau. Mais bientôt les couples se stabilisent et parfois s'éclipsent discrètement. Dans les coins sombres de la place, sous les marronniers, on échangera de furtives caresses et, au passage, on craquera quelques boutons d'acné. Des premiers baisers sont échangés, sur la bouche, comme les grands. Les non-initiées embrassent du bout des lèvres en les gardant bien pincées. pas question de faire une soupe de langues. Beurk : Les garçons qui n'ont pas froid aux yeux, forceront le passage après avoir plaidé leur cause. Gare aux baffes!
Quelques filles auront été briffées par une copine sur la façon de "rouler un patin" et glousseront en y pensant. Elles exigeront de leurs élèves une demande retour d'expérience...
Les matrones surveillent, avec plus ou moins de vigilance, le coquin qui danse avec leur fille. Elles s'interrogent : Revenus ? Travailleur ? Robuste ? Fiable ? Taillable et corvéable ? Elles aimeraient avoir encore vingt ans. Plus jeunes, elles se seraient bien tapé celui-là dont la réputation est d'être un bon élève ou cet autre, avec la moustache, qui ressemble à un papero argentin. Le tango reste une valeur sûre. Frustration, jalousie. Son homme a intérêt à se montrer à la hauteur ce soir.
Assise dans un coin, il y a Rosa, veuve, mari décédé depuis deux ans déjà, un enfant. Elle aimerait bien trouver l'âme sœur. De son côté, Gabriel aimerait bien se mettre avec Rosa, mais que dirait-on au village ? Rosa a un gros handicap : elle a déjà "servi"...
On vit ici dans un monde clos. Tous se connaissent. Il ne se passe jamais rien d'extraordinaire. Mais l'extraordinaire se produit quelquefois.
L'heure est déjà bien avancée. la chaleur et les slows ont plongé les danseurs dans une douce léthargie. la soirée s'étire. Et voilà que BOUM! Par Toutatis ! Le ciel nous tombe sur la tête ! Entre sur le parquet une très jolie fille, blonde, dix-sept ans peut-être plus, cheveux crépus, démarche assurée, belle, semblant venir d'un autre monde, apparition incongrue en ce lieu, habillée sobrement mais avec chic, une déesse. Une tornade s'abat alors sur le parquet. un vent gorgé de phéromones sexuelles assène un coup de massue à tous les danseurs en les laissant groggy. Comme un noyau d'U 235 bombardé par des neutrons, la noria se disloque. Les éléments partent dans tous les sens. le monde s'arrête de respirer. On avale difficilement sa salive. Puis ayant repris quelque contenance, on se précipite vers la jolie blonde. Elle accepte l'invitation d'un garçon un peu rustaud, bien vite intimidé. L'indécision, l'apathie semblent vouloir retomber comme un soufflé trop chaud.
Je n'ai jamais fait la noria. Je trouve cette pratique dégradante. J'ai mon amour propre. Ce moment de flottement me pousse à agir. Il faut foncer. Alors moi, qui suis d'un naturel timide, je me précipite en conquérant. J'ai l'intime conviction qu'elle sera ma partenaire. Exact.
Et la musique...
Et la musique recommence. Tout en discutant, j'observe les regards curieux, interrogatifs étonnés, envieux peut-être.
Andrée (c'est son prénom) et moi avons dansé tout le reste de la soirée (4), échangé sur soi, sur son plat pays (elle est belge), sur le mannequin piss, la Dordogne, la préhistoire, les accents, les bêtes histoires belges qui sont les mêmes en France et en Belgique, le marché commun, les emplois qu'il permet à Bruxelles (5). Elle fait partie d'un groupe folklorique qui était ici dans le cadre d'un jumelage. Son père est pharmacien, elle compte travailler un jour dans des instances communautaires.
La rapidité du dialogue, son contenu, m'évoquent un livre que j'ai lu il y a longtemps "Daemon Seed" (la semence du démon), une histoire de science fiction. Un ordinateur intelligent communique avec les autres ordinateurs de la maison ; les premiers échanges sont lents mais le dialogue se poursuit, de plus en plus vite, de plus en plus riche, portant sur toutes les connaissances.
1 + 1 = 2, "il faut fermer les volets à 21h"
log(ab) = log(a) + log(b)
A la fin tous les deux savent les mêmes choses...
Andrée reste t' elle quelques jours en France ? Si oui nous pourrions faire un petit tour, par exemple, aller visiter la grotte de Lascaux... Le vent de folie m'a touché également.
Hélas tout a une fin. Elle était sur le départ. Un autobus belge attendait...
Échanger nos adresses ? Vu l'éloignement ce n'était pas très réaliste. Alors comme le dit la chanson, "elle est partie vers mon oubli". J'avais le cœur déchiré. Intellectuellement la communion avait été totale. Je ne pouvais plus réfléchir. J'aurais pu faire n'importe quoi. Je serais parti au bout du monde avec elle tellement "le courant passait". Dehors, il faisait frais. C'était la pleine lune. A deux heures du matin l'orchestre s'est arrêté. Je n'avait pas envie de rentrer. C'était moi qui avait "les phéromones au plafond !" Quelques unes ont du y rester accrochées...
Quand je repense à tout ça, je doute de la réalité. Est ce bien arrivé ? Moi qui ai des grosses difficultés pour écrire, j'ai écrit ce texte d'une seule traite, ce qui plaide en faveur de la réalité. D'un autre côté la maladie de Parkinson stimule l'activité artistique. je me surprends à aimer les mots, à jouer avec.
(5) La chanson du bonheur/, je te la chante, / et je sais que ton cœur/ La chante aussi/ Souviens-toi mon amour/ De ce jour merveilleux de septembre, / pour que naisse un roman/ simplement quelques mots ont suffit...
NB : Chaque mot écrit compose avec les traces d'une mémoire émotionnelle vivante.
Chaque lettre tapée sur le clavier ne l'a été qu'au prix d'immenses efforts. Ce monsieur est atteint par la maladie de Parkinson à un stade avancé. En évoquant ce premier émoi amoureux, et en le partageant, cet homme s'est émancipé d'une éducation qui ne laissait aucune place à l'expression des sentiments. A travers ses paroles lors des séances, j'ai voyagé dans l'univers de la mathématique, ce domaine qui l'avait passionné et qui devenait à son contact de la poésie.
Message reçu :
J'ai beaucoup aimé ce texte : coup de foudre un soir d'été à la campagne. Il me rappelle ma jeunesse. J'allais au bal, en été, pendant les moissons, toujours accompagné de mon frère, et nous devions (enfin moi surtout) être rentrés à minuit. Je me souviens très bien du parquet, des garçons et des filles, de l'accordéon, des discussions sur les moissons. Je venais de la ville et cette ambiance me paraissait irréelle. Les premiers émois. La différence que l'on te fait sentir entre ceux de la ville et ceux de la campagne...... Vraiment un très beau texte. Merci Monsieur